19.2.10

Les Gouttes

Ce nom évoque pour moi un lointain souvenir puisqu’il remonte à 1819, année où sont nés mon oncle Edmond Clayeux, et mon père, fils des deux sœurs nées Maslin. Chacune nourrissait son rejeton et on raconte que pour s’amuser, ces dames changeaient quelque fois de poupons, d’où était né une très grande amitié entre Edmond et Prosper qui toute leur vie se sont plus considérés comme deux frères que comme deux cousins . Quant à moi, j’estime que j’ai bien passé cinq ans de ma vie aux Gouttes. Lorsque j’étais enfant, j’y faisais ma visite annuelle avec mes parents, quand j’ai été jeune homme, je ne manquais pas d’y aller sonner la St Hubert, et une fois marié, cela a été le comble, car il se présentait une chose assez rare, c’est que dans nos ménages Messieurs et Dames avaient les mêmes goûts et que l’oncle Edmond était, je crois, content de nous recevoir et quand nous devions le quitter, il me disait, qu’est-ce qui vous presse de partir, lorsque tu ne seras plus là, je ne pourrai plus faire ma partie de piquet tous les soirs, car il aimait beaucoup taquiner la dame de pique, et moi aussi, du reste. Une année où les lapins faisaient du mal aux récoltes par leur grand nombre, l’oncle me dit : après que tu en auras tué cent, je te paie 2o frs tous les autres.. Je n’ai pas mis longtemps à remplir ma tâche, mais je n’ai pas fait payer l’excédent. Quand nous quittions les Gouttes, la maison devait paraître grande, car en dehors de mon ménage, il y avait mes trois filles qui appelaient ma belle-sœur marraine, ou tante Bonbon, ce qui prouve la façon dont elle les gâtait, leur institutrice, une femme de chambre, un cocher, souvent deux chevaux. Je me rappelle les courses prodigieuses que j’ai faites en voiture, avec le moteur à crottins. Une année où nous avions nos chevaux de selle à Moulins pour aller chasser à Bagnolet, nous partions presque avant jour, déjeunions à l’hôtel de Paris en passant, prenions notre chevreuil et rentrions toujours la nuit. Julien qui partait de Coulon pour se rendre à la même destination, restait encore plus longtemps que nous en voiture. Une fois, en me conduisant déjeuner aux Places, dans sa charrette anglaise, mon estimable beau-frère m’a versé en traversant l’étant Petit. Je n’avais pas de mal, mais j’étais furieux parce qu’il s’était mis à rire. Quelque temps après, je lui ai rendu la monnaie de sa pièce comme je le ramenais d’une chasse à Beaumont chez Jules d’Anchald de regrettée mémoire, en arrivant à 8 h du soir à Coulanges, un cheval emballé, attaché à un camion, a pris notre voiture en écharpe en la croisant, l’a mise dans l’état d’une boite d’allumettes et est tombé raide mort sur la route dans une mare de sang. Après nous avoir déposé près de lui, sans beaucoup de mal, j’ai pris mon cheval par la bride et je l’ai ramené à la maison en traversant Nevers avec mon chapeau à haute forme sur la tête, et j’ai envoyé un fiacre chercher mon beau-frère et nos bagages. Le propriétaire du camion n’a fait aucune difficulté pour payer la réparation de la voiture. Je ne retournai plus aux Gouttes où j’ai laissé de si bons souvenirs mais j’entretiens avec mes neveux, Geneviève et Edmond une correspondance très suivie, et c’est à la demande de ma nièce, à sa dernière visite à Tâches, que je me suis mis à écrire ces notes. Avril 1946.

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